Cécile
Il n’y a pas eu besoin de s’affaisser sur la carte pour comprendre qu’on était dans le midi. Un ami qui n’en est plus un, avait une théorie sur le sud. Il m’avait partagé un soir, que plus tu te rapprochais de la Provence, meilleures étaient tes chances de te faire rentrer dedans, cela en étant possible autant sur les routes que dans les bistrots. Nous, on avait eu de la chance jusque-là : Pour un mois de septembre, il n’y avait déjà plus grand monde sur la voie rapide. On avait comme hypothèse que cette bonne fortune nous venait du trèfle cartonné suintant la lavande. Steph nous avait fait remarquer après coup que la bonne circulation était due à la rentrée scolaire : Quand on déviait du regard sur la gauche, on remarquait effectivement les couples sur le déclin ; des couples aux vingt ans de vie commune, trois enfants et les papiers du divorce dans le coffre du monospace. Nous on avait de la chance, on avait le soleil dans la gueule, on était sur la bonne voie : pas celles du retour, mais bien celle des vacances, celle à cent-dix. Sur les sièges arrière de la Mercedes blanche, ma nouvelle amie tentait tant bien que mal, d’attraper du regard les arbres plantés à équidistances au bord de la route. Fronçant les sourcils et crispant le bas de son visage, Cécile grimaçait à chaque rencontre entre la lumière stroboscopique et son iris.
J’avais dit shotgun. Cécile avait aussi dit shotgun et même un peu avant. J’avais cependant affirmé le contraire. « Enculé, putain » : Avec elle, je savais désormais à quoi m’attendre. Ça rafraichit comme un ballon gonflé d’eau le direct d’un « enculé ». Malheureusement pour elle, l’enculé était devant, satisfait d’avoir été préposé à l’autoradio pour les deux prochaines heures de route ; je préparais mes doigts à chaque deux tiers de chanson, afin de cliquer sur la prochaine pour faire la transition. On avait échangé de place avec Matthieu, étant l’heure d’après lui de se rabibocher avec sa copine. Il ne parlait pas beaucoup depuis le début de la route, conscient d’avoir, à leur dernière soirée, encore une fois forcé sur le gin et la maladresse découlant de la boisson. Il souhaitait pourtant sincèrement tenir la main de Cécile sur la banquette arrière, banquette à la chaleur ambiante faisait ressortir l’odeur du cuir. L’envie n’était pas réciproque. Je pense que si j’étais à la place de Cécile, je ne lui tiendrais pas la main non plus.
Quand je les ai rencontrés, il y a deux semaines de cela, ils étaient encore collés l’un à l’autre. Cécile fumant une clope, écrasait ses mégots dans le cendrier d’aluminium qu’elle avait bricolé avec soin. Elle avait ce soir-là, un t-shirt Slayer rentré dans son jean à coupure droite et un carré châtain clair dont les boucles semblait avoir mal vécus les décolorations passées. Elle s’ennuyait et s’adonnait à la démonstration de l’ennui. Elle choisit de se dépêtrer du canapé. De longs bras ballants équilibraient sa silhouette de la jeune adulte qui se tordait comme un pantin désarticulé. Elle ne laissait aucun regard aux fêtards accroupis qu’elle trouvait bien trop bobo pour elle. J’étais invité à cette soirée par un ami du collège, je ne me sentais pas légitime au milieu de tous ces étudiants de l’université, c’était un écosystème différent du mien.
Bien qu’en deuxième de géographie, j’étais habitué de sortir avec des personnes qui avaient des vrais métiers comme ferblantiers ou libraires. Je ne me sentais pas enclin à la discussion, soupçonnant qu’à 22h, les universitaires n’étaient pas assez ivres pour être ouverts à l’altérité. Avec le recul, je pense qu’à quelques minutes près, je n’aurai pas rencontré ces deux oiseaux. La soirée avait de la peine à se lancer, j’avais déjà pris l’initiative de faire couler le reste de bière dans ma gorge, dire à mon ami que j’avais un bus à prendre, glisser sur la rambarde des escaliers pour aller rejoindre une autre soirée, quand un couple s’assit à côté de moi, Cécile et Matthieu.
Une fois le raz de marée d’hipster traversé, l’éméchée avait maladroitement enjambé le pas de la porte-fenêtre du balcon pour se jeter sur l’épaule de son petit ami qui discutait, bras croisés sur la barrière avec un moustachu. Le couple avait basculé son torse en direction du vide, puis s’était redressé pour laisser place à une étreinte devant le moustachu qui se tourna vers un autre groupe de jeunes. Les retrouvailles conclues, la téméraire s’était emparée de la main de son amoureux afin de le guider à travers le banc de jeunes. Il me fut possible de remarquer qu’elle ne déambulait plus, comme si elle avait trouvé sur le balcon, son amour et sa sobriété.
Ils s’étaient apparemment rencontrés deux ans avant la soirée, sur les bancs de l’université, par une nouvelle amie de Cécile qui avait déjà averti ses amies qu’elle avait « réservé » Matthieu. La bouclée était moins enthousiaste pour l’étudiant : elle avait à l’époque salué le futur gendre de ses parents en le dévisageant d’un regard glacial ; regard lui suggérant qu’il profitait de son année en plus à l’uni pour étaler ses acquis académiques devant les deux nouvelles. On aurait pu l’accuser d’avoir des aprioris, après tout elle en avait sûrement. La rentrée scolaire, c’est fait pour sociabiliser : faut accepter le tort d’autrui et essayer de creuser jusqu’au bon avec une petite cuillère jusqu’à en briser l’os. : On m’avait dit que le réseautage ça commençait d’ores et déjà dans le berceau, vrai pour certains, mais Cécile ne jouait pas à ce jeu-là, elle connaissait trop bien les gens : Il s’est avéré, qu’elle avait à leur rencontre, déjà estimé le penchant de Matthieu pour la surenchère ; Qu’elle avait à peine fait ses marques à la rentrée de septembre balancé le mot qui fâche. Matthieu avait eu brièvement l’occasion de rencontrer la notion de narcissisme dans les cours de statistique de première, mais il ne se serait jamais attendu à se prendre un « pédant » dans la gueule. Le mal étant fait et surtout dit, les yeux noirs du jeune adulte avaient déjà rencontré ceux de Cécile. Alors que l’hôte reprochait au moustachu d’avoir laissé la porte fenêtre ouverte en plein soir d’octobre, le couple s’était faufilé entre la table basse jonchée de gobelets en plastique rouge et le fauteuil, afin de se laisser basculer sur ce dernier, laissant la poussière s’échapper d’entre les coussins ocres. J’aimais bien leur manque de gêne, faut croire qu’ils s’étaient un peu coupés du monde, qu’ils se suffisaient à eux-seuls.
A travers la vitre salie par le soleil, Cécile se contentait désormais des successions des pins sur le paysage cabossé. Matthieu laissait s’échapper de temps-à-autres un regard sur les mèches sèches de la passagère. Il avait une sensation indescriptible au niveau de la thyroïde, comme si l’intérieur de son cou était rembourré de coton. Le sportif n’aimant pas le gout amer qu’il avait en bouche était conscient qu’en admettant sa bêtise, il serait en proie au chagrin. Il rejetait instinctivement la faute sur Cécile : Avec le temps et les relations cassée, le jeune homme avait appris à insulter dans sa tête les filles qui lui avaient fait du mal, comme pour se convaincre qu’il n’était pas en tort.
Il imaginait des mauvais mots qui, à l’instar de la sueur sur ses épaules nues, s’évanouissaient aussitôt dans l’air ambiant. Il voulait continuer à aimer Cécile. Les senteurs du béton humide, cadre de leur première soirée lui faisaient alors oublier le cuir brûlant. Pendant que Matthieu humait son imagination, les images de soirées se saccadaient dans sa tête comme la slow-motion d’un mauvais clip. Deux jeunes courant sur l’asphalte, les jeans déchirés des punks environnants : Les trames de souvenirs se succédaient. Finalement, entre ces deux bribes de souvenirs, l’image d’un baiser au milieu de la débandade : Les cils reposés sur le bas de l’œil de Cécile, laissaient supposer une tranquillité d’esprit dont seule une confiance aveugle envers l’autre rendait possible.
Etienne
Le front d’Etienne Rondam suait à grosse goutte. Commercial en prothèse dentaire, il avait laissé l’adrénaline de la salle de sport pour celle des grosses ventes. Ne maudissant plus son laisser aller : aujourd’hui, c’était une convocation au tribunal qui le brusquait. En ce mercredi ensoleillé, il aurait voulu se coucher dans son parc, son refuge sacré, son havre de paix. Depuis quelques années, il passait ses mercredis à lire les résultats sportifs à l’ombre de son platane. Décollant son nez de temps à autres des dernières pages de son journal pour surveiller sa fille de 10 ans, il chérissait ce répit hebdomadaire. Ce mercredi allait être différent, la mairie de Montpellier lui avait coupé l’herbe sous les pieds : Rondam passera son après-midi ensoleillé à la cour d’assise, à côté d’inconnus, ayants comme seul point commun la distance avec l’affaire déroulante.
Il s’agissait d’un recel prenant place dans la sphère familiale : une situation des plus triviale. Entre deux bâillements et les jérémiades du procureur, Rondam comprenait une querelle entre cousins : une aquarelle subtilisée par l’un des partis pendant que l’autre était en voyage. Sa chemise collant au dos de la chaise, Romdam ruminait sur la durée des allers-retours incessants des huissiers. Le commercial avait déjà un pronostic en tête quand le verdict tomba : La défense était perdante.
Abasourdi, Etienne était abasourdi. Ayant donné l’avantage à la défense, il avait jeté un regard accusateur à sa gauche. Le commercial distinguait une esquisse de soulagement sur le visage des jurés : 1200 euros d’amendes et la restitution de la peinture, en quoi cela semblait adéquats pour eux ? Les convoqués s’apprêtant timidement pour le départ, un début de brouhaha s’immisçait progressivement dans l’acoustique de l’assemblée. Seules Rondam et sa voisine d’assise restèrent scotchés à leur sièges et indignation. « Le cousin, je le sentais pas. Il semblait plus intéressé par les sous qu’autres choses » : Les deux contestataires avaient une aversion commune pour les métiers de la finance. L’oreille de l’huissier intercepta les messes basses à travers les frottements des vestes : Ils se firent rappeler à l’ordre.
La démocratie il n’y croyait que très peu : à quoi bon voter si l’on donne raison à la majorité et que la majorité n’a pas raison. La remarque de la juge n’avait en aucun cas arrangé l’animosité du quarantenaire envers le cousin. Etienne était en colère. Le commercial déboulait les escaliers du tribunal en serrant dans sa main moite sa bouteille d’eau pétillante. Les petites bulles de gaz carbonique s’agitaient entre les pas décidés du commercial. « Monsieur Rondam, je vous rappelle que votre fonction au sein de l’assemblée se doit être détachée de votre subjectivité ». Subjectif, lui ? Il lisait pourtant tous les pages du journal, ne manquant pas de donner son avis hebdomadaire au comptoir du pub à deux pas de chez lui. De la rubrique finance, en passant par les dernières prouesses de l’attaquant droit de l’AC de Milan, il possédait une mémoire exceptionnelle. Le commercial avait même la faculté de retenir les derniers chiffres de certaines actions boursières sans même y avoir placé un centime.
« Etienne a fait sa vie » comme il aimait si bien dire lors de repas entre amis. Entre amusement et irritation devant l’acharnement de ses jeunes collègues sur des ventes difficiles, il aspirait désormais à une routine organisée. Cette routine, il l’avait dument mérité : Il avait lui aussi été au début des années 90, une nouvelle tête, mais avait d’emblée pris l’habitude de chouchouter ses clients. Son carnet de contact fut très vite rempli jusqu’à que Rondam ait à noter des numéros et prénoms sur le coin des napes. Il entraînait avec ses acheteurs des liens privilégiés, comme si ceux-ci faisaient partie de son entourage. Bien que désormais routinier, sa chaleur humaine se faisait encore entendre à travers l’écouteur : Certains appels duraient 2h. A force de converser avec ses dentistes montpelliérains, il avait retenu certaines notions d’anatomie buccale. Etienne s’amusait depuis quelques années à démontrer son savoir-faire au bar à deux pas de chez lui, en auscultant gratuitement les prémolaires de ses amis. Beaucoup de ses patients du dimanche se demandaient comment un fanfaron comme Etienne pouvait détecter une inflammation du nerf névralgique sans être passé par des études en médecine ? Comment un petit commercial connaissait l’histoire des rois de France et de la formation du cosmos. Sans être sujette à la curiosité commune, les capacités cognitives de leur compagnon de table étaient comme ancrées aux murs boisés du bistrot de l’Aile Grise.
Les habitués du bistrot avaient fini par connaître les grandes lignes de sa vie. Il avait passé son enfance en Isère. Alors qu’il n’avait que 8 ans, le petit Rondam avait eu le temps de compter, une cinquantaine de fois, les sapins au milieu de la cour gravillonnée. Ses instituteurs l’adoraient : A 16 ans, le jeune Rondam se détachait du bruit adolescent. Attentif et silencieux, il avait fait l’unanimité aux conseils de classe. Mais en plus de ses qualités estudiantines, Etienne était beau. En enjambant les marches de son lycée, bons nombres de ses camarades qui se rendaient au fumoir ou au stade tentaient un contact visuel auquel l’éphèbe répondait systématiquement d’un sourire. Un sourire honnête qui allait droit au but. Etienne était populaire dans son monde, mais il ne l’était pas dans sa tête. L’adolescent ignorait le vert de ses yeux. Rondam n’avait jamais interprété ses joues creusées et sa pomme d’Adam comme des attributs. A vrai dire il ne savait pas qu’il était beau, sa mère ne lui avait jamais dit.
Passé le pas de la porte, Etienne s’annonçait sans pour autant espérer une réponse. Ses parents, n’étaient pour la plupart du temps, pas encore rentré de la ferme. Ses parents travaillaient dans l’industrie laitière. Son père François, ne parlait que très peu. Entre deux livraisons, il rentrait occasionnellement dans son bercail comme il l’appelait et serrait son fils dans ses bras pour le saluer. François aimait son fils sans aucun doute. A la naissance d’Etienne, l’agriculteur avait commencé à organiser son occupation chronophage, afin que celui-ci puisse voir les premiers pas de son enfant. Sa femme, Francine avait adopté une pédagogie différente.
Il habitait à l’opposé des autres étudiants, là ou le bus ne passait pas. A l’occasion Rondam croisait le concierge du lycée dans la cour. Souvent même qu’il lui souhaitait bonne chance auquel le concierge lui répondait de même. Etienne n’envisageait pas son statut d’étudiant comme la permission de déconsidérer les membres du personnel, comportement qui réchauffait le cœur du technicien. Rondam s’arrêtait souvent en novembre, sur le sentier de terre menant à chez lui, pour profiter des derniers rayons pré hivernales. Entre la rouille d’un tracteur à l’abandon et une pile de brique lui servant de siège, il dévisageait le vide. Le soleil était loin, l’adolescent laissait passivement son visage dépasser de son bonnet, peut-être pour réchauffer ses joues. Quand la fumée sortant de sa bouche s’intensifiait, il se décidait de rentrer. Un bosquet passé, Etienne retrouvait son chez-soi. Une maison blanche avec du lierre qui s’agrippait à la façade.
Ayant été brisée lors des premières années de travail dans son mari, elle aurait voulu pouvoir profiter de sa relation. François avait souvent mal au dos à force de porter des bassines de lait. Quand il passait le pas de la porte, éreinté, il se rendait directement dans sa chambre. Bien que l’agriculteur aimait sa femme et qu’il faisait un maximum pour être présent, le couple n’avait pas beaucoup de temps pour lui. Il aurait voulu être dans ses bras et elle dans les siens. Ce n’était pas leur faute, la région se montrait difficile pour y élever des bêtes, les champs étaient boueux et les prix avaient descendus. Plus il y avait à produire, moins il y avait à donner à Etienne, qui avait vu sa mère rejoindre son paternel à la ferme. Il se contentait depuis 8 ans d’une absence dont ses parents n’étaient pas les coupables. Finalement, il avait peut-être entendu sa mère lui dire à quel point il était beau, mais il ne s’en souvenait pas. Désormais il ne se souvenait que des choses qui ne lui touchait pas de près. Il remettait avant tout en question la décision de la juge. Bien que les mots de cette dernière avait chatouillé sa patience, il était bien plus énervé par l’issue injuste du procès.